« Le reggae n'est pas né pour soutenir les dictatures! »
Paru le : 31 mai 2003 http://www.lecourrier.ch/Selection/sel2003_431.htm

ANNULATION DE LA DETTE · Tiken Jah Fakoly se produit ce soir à Annemasse en clôture du Sommet pour un autre monde, et à l'occasion de la sortie d'une compilation d'artistes réclamant l'annulation de la dette des pays pauvres. Star du reggae africain, fils spirituel d'Alpha Blondy et porte-parole d'une jeune Afrique dissidente, le chanteur ivoirien a répondu au « Courrier » depuis le Mali où il est exilé.

RODERIC MOUNIR

Il cite pour modèles Nelson Mandela, la chanteuse et militante sud-africaine Miriam Makeba, le révolutionnaire burkinabé Thomas Sankara, le héros de l'indépendance kenyane Jomo Kenyatta, et bien sûr son compatriote Alpha Blondy, pionnier du reggae ivoirien. Né Doumbia Moussa Fakoly, en 1968 à Odienné, en Côte d'Ivoire, celui qui se fait appeler aujourd'hui Tiken Jah est une star internationale de la musique africaine, et un rebelle qui risque sa vie pour dire tout haut les frustrations de la jeune Afrique noire.

Ce fils d'une famille de griots mandingues, descendant d'un chef de guerre, a fait du chemin. Habitué à la musique et à la transmission orale, il monte très jeune ses premiers groupes et affûte son discours à l'occasion des émeutes qui suivent, en 1994, la mort du dictateur Félix Houphouët-Boigny. C'est avec le titre « Mangercratie » qu'il devient célèbre dans toute l'Afrique de l'Ouest en 1996: il y réclame « le droit de tous à la soupe ». Depuis, ses cassettes s'écoulent à des centaines de milliers d'exemplaires malgré la censure.

La consécration internationale est venue avec Françafrique. Enregistré dans les mythiques studios Tuff Gong de Kingston avec des légendes jamaïcaines comme Sly & Robbie, le disque a remporté en février dernier une Victoire de la musique pour l'album reggae/world de l'année. Aujourd'hui, Tiken Jah joue à Annemasse pour réclamer l'annulation la dette des pays pauvres aux côtés de ses amis Zêdess et Sally Nyolo, qui figurent avec lui sur le CD Drop the Debt (distr. Rec Rec). Entretien par téléphone.

Le Courrier: Comment s'est décidée votre contribution à la compilation Drop the Debt?

Tiken Jah Fakoly: Quand l'initiateur François Mauger m'a contacté pour me parler d'un disque sur le thème de l'annulation de la dette, j'ai immédiatement accepté, car ça fait partie intégrante de mon combat. J'ai donné en exclusivité un titre tiré de Caméléon, un album qui n'est jamais sorti d'Afrique et qui a été écoulé uniquement en cassette. Il est sorti en 2002 sous le régime militaire en Côte d'Ivoire. C'est le plus osé, celui où j'ai critiqué le plus ouvertement la junte au pouvoir.

Est-ce que ça vous a attiré des ennuis?

- J'ai été censuré. Dans mon entourage, on m'a recommandé la prudence, j'ai reçu des menaces téléphoniques et les militaires sont passés chez moi, heureusement en mon absence. J'ai dû m'exiler quelques temps au Burkina, mais le journaliste Norbert Zongo venait d'être assassiné et la situation était tendue, je n'étais pas le bienvenu malgré le soutien de la population. Je suis rentré chez moi discrètement, par la route. Mais ce qui compte, c'est que le temps m'ait donné raison. Mon message à la junte était direct, je leur disais « attention, il y a beaucoup de vautours qui tournent au-dessus de vos têtes », et regardez: les militaires ne sont plus là. Bon, les civils n'ont pas fait mieux. Résultat: les gens se rebellent et prennent les armes. Sur mon album Cours d'Histoire, il y a un morceau intitulé « Nationalité » où je dis: « On peut fabriquer des révoltés avec des doctrines, mais aussi avec l'injustice. »

En ce moment, vous résidez au Mali: est-ce que votre pays vous manque?_

- Bien sûr. Mais il faut assumer... ou mourir. Il n'y a pas d'autre choix. Et puis, comme Bamako est la capitale mandingue, au Mali je suis un peu chez moi. Ça fait maintenant neuf mois que j'ai quitté la Côte d'Ivoire. On attend de moi que je dise publiquement: « le président a été élu démocratiquement, les rebelles sont illégaux », mais je ne le dirai pas. On ne peut pas dire que je soutienne les rebelles. Je ne cautionne pas la violence, je veux juste la justice et l'égalité pour tous. En fait, nous menons le même combat, mais avec des méthodes différentes. Mon arme, c'est la musique, mais tout le monde n'a pas cette chance. Beaucoup d'étudiants qui sont en exil dans des pays voisins soutiennent la cause des rebelles. Certains ont été balancés du quatrième étage de l'Université, d'autres ont été agressés de nuit à la machette, alors je vous assure qu'ils n'ont pas eu d'autre choix que de prendre les armes!

Malgré ces divisions perpétuelles, croyez-vous en une possible unité africaine?

- L'unité africaine n'est pas pour demain! Derrière le problème de l'identité africaine, il y a le découpage territorial par les Occidentaux. On a divisé pour régner. Bien sûr, il s'est produit la même chose dans certaines parties de l'Europe, mais en Afrique la question n'est pas réglée. Un exemple: en Côte d'Ivoire, les Burkinabés sont mal traités, même avec des papiers en règle. En France, il y a les sans-papiers et ça fait mal. C'est un nouvel esclavage car ces gens-là constituent une main-d'oeuvre bon marché et docile. Tout le monde en profite. Mais sinon, dans la légalité, ça se passe quand même mieux que chez nous. »Ce qu'il faudrait, c'est un passeport pour toute l'Afrique, ou au moins réunir l'Ouest, l'Est et le Sud en grandes entités. On devrait avoir dépassé la question des ethnies depuis longtemps. Elle complique tout. Les noms, les traditions sont à cheval sur les frontières depuis que les Français ont arbitrairement dessiné le pays en 1893. Le problème, c'est qu'une ethnie qui se trouve aussi chez un voisin sera toujours accusée d'être instrumentalisée depuis là-bas. Houphouët-Boigny (mort en 1993 après 33 années de pouvoir, ndlr) était Akan, donc pas de problème pour eux. Mais du coup les autres ethnies ne se sont pas investies dans la politique, et aujourd'hui les rebelles1 ont pris de court tous les gens du Sud parce que ceux-ci ne les imaginaient pas vouloir le pouvoir, ce n'était pas dans leur mentalité.

Est-ce que les choses ont quand même évolué depuis « Mangercratie » (1999), un album sur lequel vous disiez qu'avant la démocratie, l'Afrique a surtout besoin de développement?

- L'Occident a l'impression que rien ne bouge, mais c'est faux. Aujourd'hui, rien qu'en Côte d'Ivoire, on compte 60 journaux. Les choses ont changé depuis Houphouët-Boigny, mais c'est un combat quotidien. Si j'ai autant de succès, c'est parce que la population compte sur les artistes, les journalistes, tout sauf les politiciens: ceux-là n'ont plus la confiance du peuple, ils ne sont pas compétents. Mais il reste beaucoup à faire. La liberté d'expression n'est pas totale. Au Mali, quand je passe à la télé, le journaliste me briefe sur ce que je peux dire ou pas. Rien à voir avec la France, quand je passe à « Nulle part ailleurs » sur Canal +.

Vous êtes extrêmement populaire en Afrique comme en France; vous avez reçu une Victoire de la musique pour le meilleur album de reggae. Que représente pour vous le reggae, en tant que musique et comme vecteur de message?

- Le reggae vient du ghetto, c'est la musique des sans voix. Quand certains - que je ne citerai pas - utilisent cette musique pour célébrer les pouvoirs en place, je dis non: on n'a pas le droit d'utiliser le reggae pour maintenir en place des dictatures! J'ai toujours voulu tisser un lien entre la Jamaïque et la Côte d'Ivoire, qui est l'un des pays les plus reggae du monde. Il y a vingt ans, quand j'ai entendu Alpha Blondy chanter en langue malinké je me suis dit que c'était possible et j'ai rêvé de me lancer à mon tour. Depuis, j'ai réalisé ce rêve au-delà de mes espérances en allant enregistrer en Jamaïque avec mes idoles, des gens que je n'aurais jamais imaginé rencontrer. Je vais prolonger encore l'expérience avec mon prochain disque. Les gens ressentent le bonheur que ça m'apporte. En plus, je peux dire des choses qu'eux ne peuvent pas, je peux critiquer le pouvoir, donc les jeunes Africains me considèrent un peu comme leur porte-parole. Pour moi c'est un honneur.

Une voix comme la vôtre peut-elle faire avancer des questions comme celle de la dette du Tiers-Monde?

- Il faut l'espérer! Pour moi, participer au contre-sommet du G8 est une chance de dénoncer ce qu'en Afrique on appelle le « blaguer-tuer »: les promesses non-tenues des pays riches, le double langage, les cadeaux empoisonnés. Le « nouveau Chirac » parle de paix, c'est bien. On espère que l'Afrique pourra en bénéficier. La France a promis une nouvelle coopération, maintenant on attend des actes concrets car le passé ne parle pas en sa faveur. Jusqu'ici les intérêts des puissants ont toujours primé, et les Occidentaux ne font rien pour rien...

1 Constituée par des arrivées successives d'ethnies diverses, la société ivoirienne souffre de la définition d'une impossible « ivoirité », qui se baserait sur la première ethnie ayant foulé le sol du pays. A l'heure actuelle, plusieurs factions rebelles s'opposent au président Gbagbo, notamment le Mouvement patriotique de Côte d'Ivoire (MPCI) de Guillaume Soro, qui réclame des élections générales « libres et démocratiques ». Entre l'échec des accords de Marcoussis, sous parrainage français, et un récent cessez-le-feu entre armée régulière et rebelles, la situation demeure instable.

Ecouter: Tiken Jah Fakoly, Françafrique (2002), distr. Universal.

Des musiciens du Sud et du Nord contre la dette

Le 18 février 2003, soit trois jours après avoir reçu sa Victoire de la musique, Tiken Jah Fakoly rejoignait Lokua Kanza, Teofilo Chantre et El Hadj N'Diaye sur la scène du Cabaret Sauvage à Paris, pour un concert intitulé « Quatre voix d'Afrique contre la dette ». Cette soirée marquait le lancement officiel de Drop the Debt (Annulons la dette), un CD regroupant une vingtaine d'artistes d'Afrique et d'Amérique latine pour l'annulation de la dette des pays pauvres. Au total, une centaine de musiciens y ont participé. Les bénéfices sont reversés à la plateforme Dette et Développement, qui regroupe des églises, des syndicats et des associations comme Attac et Agir Ici.

Coordinateur du projet, François Mauger peut s'estimer satisfait: il a mis côte à côte, pour une même cause, des noms connus et d'autres à qui il voulait offrir une visibilité. Les Capverdiens Cesaria Evora et Teofilo Chantre, les Brésiliens Fernanda Abreu, Lenine, Chico Cesar et Tribo de Jah, les Ivoiriens Tiken Jah Fakoly et Meiway, le Burkinabé Zêdess, la Camerounaise Sally Nyolo côtoient les trois seuls artistes du Nord présents, les Français Fabulous Trobadors, Massilia Sound System et Tarace Boulba.

« Les musiciens du Nord semblaient moins disponibles », constate François Mauger au téléphone depuis Paris. Il souligne néanmoins l'intérêt des trois contributions européennes. Parce qu'il s'agit de duos avec des artistes du Sud: les Fabulous Trobadors avec Chico Cesar et Tarace Boulba avec le Sénégalais Ablaye Mbaye pour une reprise afro-funk de l'« Argent trop cher » de Téléphone. Ou parce que Massilia Sound System a spécialement composé un titre sur le thème de la dette, en utilisant des extraits d'un discours de Thomas Sankara.

Sortie en début d'année (« Juste à temps pour le Forum social mondial de Porto Alegre »), cette compilation est une première pour François Mauger. Directeur commercial chez Lusafrica, un label spécialisé dans les productions d'Afrique lusophone, il a lancé par ses propres moyens « Say it Loud! », une structure plus militante. « La dette, c'est un sujet assez technique. L'aborder au travers de la musique me semblait idéal. » Quand on lui fait remarquer que l'intérêt n'est pas nouveau et qu'un chanteur aussi célèbre que Bono du groupe U2 a milité activement contre la dette, la réponse fuse: « On attend toujours sa chanson! Au moment du Jubilée 2000, le Pape s'est exprimé pour l'annulation de la dette des pays pauvres. ça a abouti à la plus grande pétition de l'humanité, avec 24 millions de signatures. Le G8, qui l'a reçue, a promis mais n'a encore rien fait. Et les stars du Nord sont bien silencieuses... »

Au moment de la conversation, les préparatifs allaient bon train pour le concert gratuit de ce soir, samedi, sur l'aérodrome d'Annemasse, en clôture du « Sommet pour un autre monde » dans le cadre des manifestations anti-G8 (lire notre édition d'hier). Tiken Jah Fakoly chantera au sein du « Drop the Debt all stars » avec Sally Nyolo et Zêdess, et le chanteur et percussionniste franco-malien Toma Sidibé. Auparavant, le public aura été chauffé par le punk-rock des Madrilènes Ska-P et le dub des Lyonnais Meï Teï Sho. François Mauger espère la présence d'un participant du Tribunal de la Dette et des Réparations, qui se sera tenu à Genève dans la journée, afin de présenter un synthèse des débats au public. RMr

Infos sur le CD « Drop the Debt »: www.sayitloud-records.com
Sur la dette : www.dette2000.org et www.cadtm.org


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