Huit casseurs à Evian (commentaire)
Paru le : 31 mai 2003 http://www.lecourrier.ch/Commentaires/Com2003_079.htm

MANUEL GRANDJEAN

Peur sur la ville. Les uns se sont barricadés fébrilement. Les autres hésitent à descendre dans la rue dimanche pour manifester contre le G8. Les uns comme les autres tombent dans le piège qui s'est patiemment tissé depuis plusieurs mois. Tout a été fait pour assimiler la contestation altermondialiste - par nature festive, pacifique et colorée - à la sombre menace d'émeutes violentes. Est-ce vraiment un hasard? Est-ce vraiment innocent?

Non, évidemment. L'incroyable paranoïa sécuritaire qui s'est emparée de l'arc lémanique ne résulte pas d'un complot, mais d'un affrontement. Réel. Inédit. Radical. Décisif. Une tectonique des plaques idéologiques qui fait s'affronter deux superpuissances.

D'un côté, les bénéficiaires d'un capitalisme débridé qui, par triomphalisme et arrogance, s'est montré dès la fin de la guerre froide sous son vrai visage: régression sociale et guerres néocoloniales.

De l'autre, les forces progressistes qui ont réussi, de Seattle à Porte Alegre, à sortir des luttes intestines groupusculaires pour former un vrai mouvement. Non hiérarchique et mondialisé. Une révolution.

Le capitalisme avait été le premier à intégrer dans ses structures la notion de mise en réseau, en lieu et place de l'organisation pyramidale traditionnelle. Mais l'avantage a été de courte durée. En quelques années, l'altermondialisme s'est construit comme une toile dépourvue de centre identifiable, mais néanmoins capable d'élaborer un discours commun et de mobiliser très rapidement des énergies considérables. Les manifestations qui ont réuni le 15 février dernier plus de dix millions de personnes sur la planète n'ont pas empêché la guerre en Irak, mais elles ont montré la force et l'universalité du mouvement.

Désormais, une superpuissance citoyenne affronte une superpuissance oligarchique.

Dans ce conflit, les forces publiques ne sont pas neutres. Rappelons-nous. Lors du Sommet du G8 en 2001 à Gênes, la police italienne a collaboré avec des casseurs et brutalement réprimé des manifestants pacifiques.

La Suisse n'est pas l'Italie, certes. Mais, il y a deux mois, la police genevoise a néanmoins tiré sur une militante syndicale avec une nouvelle arme de marquage, utilisée à l'insu des autorités policières et politiques. On ne pouvait faire mieux, à la veille du Sommet d'Evian, pour délivrer le message qu'aucun contestataire - pas même une dame respectable et respectée comme partenaire social en temps ordinaire - ne serait à l'abri de la répression.

On mesure aujourd'hui en kilomètres de barricades le succès de cette stratégie de la tension. Elle a pour but de renverser la perception de la population: le danger serait dans la rue, alors que la véritable menace vient des salons feutrés d'Evian.

Pourquoi? Cette question a été occultée par le débat sur la sécurité. La critique contre la rencontre des chefs d'Etat - qui, selon la terminologie officielle, « discutent des affaires du monde en toute franchise et dans une ambiance décontractée » - tient en deux points qui ont été largement évoqués dans nos colonnes. Résumons.

Premièrement, le G8 est illégitime. Rien ne sert d'objecter que les chefs des Etats les plus riches qui forment le Club ont été élus: ils ne l'ont pas été pour s'ériger en directoire du monde. Ce rôle supranational revient à une instance certes très imparfaite, mais légitime: l'Organisation des Nations Unies. Or c'est bien cette dernière que le G8 menace. Pour les huit Etats les plus riches, il est bien plus facile de diriger le monde sans s'embarrasser des 183 autres pays qui sont membres de l'ONU. Ceci répond en particulier aux voeux des Etats-Unis, qui ne supportent plus de devoir se plier aux règles du droit international et s'offusquent que des pays mineurs puissent s'opposer à leur politique au sein du Conseil de sécurité...

Deuxièmement, les politiques menées par les pays du G8 sont désastreuses pour l'humanité. Depuis que le Club existe, les inégalités n'ont cessé de croître. Les promesses généreuses formulées par le G8 ne sont que poudre au yeux et aucune n'a été réalisée. Rien que de très normal en fait. Toute décision qui aurait un impact réel sur les inégalités exigerait que les pays riches renoncent partiellement à leurs privilèges - aucun n'est évidemment disposé à cela sans y être contraint.

Certains estiment qu'une telle violence faite à la majorité justifierait leur propre violence contestatrice, ne fut-elle que ciblée, symbolique ou réactive. C'est un faux calcul absolu. De la casse policière de Gênes à la psychose lémanique, tout démontre que les adversaires de la contestation altermondialiste tentent d'amener celle-ci sur le terrain de l'affrontement physique. Parce que ce terrain serait fatal au mouvement.

Dimanche, il faudra donc vaincre sa propre peur, celle des riverains de la manifestation et celle des forces de l'ordre. Pour opposer aux véritables casseurs réunis à Evian la force d'un raz de marée pacifique.


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