Les manifs, c'est de la liturgie politique! (27/05/2003)
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PASCALE ZIMMERMANN

Faut-il avoir peur des gens qui descendent dans la rue? "Politiquement et socialement, oui. Anthropologiquement, évidemment non." La réponse de l'historien des idées politiques Bernard Valade met l'eau à la bouche. En marge des futures manifestations anti-G8, ce professeur à la Sorbonne (Paris V), qui enseigne également à Genève depuis un an, se penche volontiers sur la dynamique des foules. Et lorsque, un peu cabot, il sème ses graines de sédition dans la conversation - "les manifestants s'offrent une récréation intellectuelle" ou "tout cela est farce" - il nous donne envie de le coincer derrière une barricade pour en savoir plus.

- Toutes les mobilisations populaires se ressemblent-elles?

- Non. La question est: "Autour de quoi s'articule une manifestation?" Soit elle se forme spontanément, sans plan, concertation ni avenir. C'est l'émeute, l'insurrection. Soit il s'agit d'une coalition sociale autour d'une idée à défendre. Dans ce cas, elle s'insère dans le temps: il y a une préparation, un déroulement, une rhétorique et un suivi. C'est le distinguo classique entre révolte et révolution.

- Où situez-vous les manifestations contre le G8, contre l'OMC, contre le Forum de Davos?

- Elles procèdent à la fois de la révolte et de la révolution. Il y a éruption, mais cadrée par une idée qui devient de plus en plus forte. Ces concepts sont clairement distingués en théorie, mais dans la réalité, ils sont poreux. Révolte et révolution se mêlent aujourd'hui dans la rue.

- C'est nouveau, dans l'histoire des idées?

- Disons que c'est un retour; ça ne se voyait plus. Les manifestations récentes contre la mondialisation économique sont liées au délabrement des grandes structures étatiques. L'identité citoyenne est en crise. Les individus sont à la recherche de repères. Ils souhaitent reformer un peuple, avec une nouvelle donne ethnique, le métissage. Le XVIIIe siècle a été marqué par une mobilisation en faveur des droits civiques; au XIXe siècle, c'était les droits politiques; au XXe, les droits sociaux. Le XXIe siècle voit le combat pour les droits culturels.

- Qui va descendre dans la rue le 1er juin?

- Les réclamations viennent d'aires culturellement assez disjointes. Elles ont en commun une démoralisation très grave et revendiquent toutes le droit à la différence. Se rejoignent des gens repliés sur le localisme, le régionalisme, le "micro", et des gens ouverts sur le "macro", sur la mondialisation ethnique les fameux "citoyens du monde", selon cette expression grotesque! On nage en plein paradoxe; la volonté d'entrer dans un système coexiste avec le besoin d'affirmer sa différence.

- Vous parlez d'"émeutes du luxe"...

- Mais oui! Ce sont des émeutes du luxe parce qu'insurrections de la pensée, comme en 68. Des émeutes portées par l'abondance, et non par la famine. Il s'agit d'une sorte de récréation intellectuelle. Tout cela est farce.

- Quelle est la finalité de cette mobilisation?

- Le but ultime, c'est de marquer une position, à la manière des animaux qui marquent leur territoire. On inscrit des points de repères. Cette démarche a une fonction d'intégration; on est dans le groupe, ou en dehors. D'un point de vue anthropologique, les manifestations sont extrêmement utiles. Leur fonction relève de la sacralité, dans un processus de sécularisation initié à la Révolution française. Nous sommes en pleine liturgie politique.

- Il existe d'autres plans d'analyse.

- Evidemment. Sur le plan politique et social, la mobilisation populaire est dangereuse. C'est l'effervescence. Toutes les dérives sont possibles, car les gens sont entièrement dans le hic et nunc (ici et maintenant). Il y aura des vitres cassées, n'en doutons pas.

- C'est pourquoi les mouvements de foule font peur.

- On ne considère en général la dynamique des foules que comme une pathologie: la disparition de l'individuel dans le collectif. Le comportement de l'homme n'est plus prévisible. Toute médiation est court-circuitée. Il se produit dans la foule une contagion morale, qui fait régresser l'individu civilisé vers la primitivité et le met à la discrétion d'un meneur. Cette façon de voir prévalait à la fin du XIXe siècle, comme Freud l'a bien montré.

- Et si l'on dépasse l'idée de pathologie?

- On glisse vers l'intentionnalité. Apparaît la distinction entre masses et foules. Les premières sont un élément statique, indistinct, caractérisé par une immense force d'inertie. La foule en revanche est dynamique, vivante. Les gens abdiquent leur individualité pour un temps, et participent à une fusion sécurisante. C'est la jouissance de l'homme dans la foule, qui retrouve la communauté élément chaud, organique après la société élément froid, mécanique. On peut penser à Rousseau et se demander: qu'est-ce qui fait qu'un peuple devient peuple?


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