Jaune de peur (commentaire)
Paru le : 24 mai 2003 http://www.lecourrier.ch/Commentaires/Com2003_076.htm

MANUEL GRANDJEAN

Sauf reculade de La Poste, votre journal ainsi que l'ensemble de votre courrier ne sera pas distribué samedi prochain à Genève et à Lausanne. Ni le vendredi précédent. Et peut-être, « en fonction de l'évolution de la situation », pas même les lundi 2 et mardi 3 juin.

Cette décision de suspendre son service, La Poste l'a prise toute seule, sans consulter aucun de ses clients et partenaires, pas même l'organe faîtier des éditeurs francophones, Presse romande, ni, vraisemblablement, aucune autorité politique. Sinon, on n'aurait pas manqué de lui faire remarquer que cette décision est inappropriée, illégale et désastreuse.

On peut comprendre à la rigueur que de petits commerçants mal informés cèdent à la panique qui accompagne la tenue prochaine du sommet du G8. Mais une telle attitude de la part d'une entreprise nationale qui assure un service public est intolérable. D'abord, parce qu'elle n'est pas étayée par d'impérieuses raisons pratiques. Lorsque que le responsable postal de la distribution des journaux, Alfred Hugentobler, invoque le fait que « la protection du personnel et des installations postales prime sur le service public », soit il cède à une panique déraisonnée, soit il se moque du monde. Aucune manifestation n'étant prévue le vendredi et le samedi, on peine à voir ce qui viendrait perturber la tournée des facteurs. Et si d'aventure il devait y avoir quelques retards dans la distribution postale, gageons que le public le comprendrait très bien. La décision du Géant jaune n'a pas de justification crédible, mais elle a un effet avéré: elle renforce de façon totalement irresponsable la psychose ambiante et participe à la criminalisation du mouvement social.

Il y a plus. En se défilant, La Poste enfreint la loi fédérale qui fixe son mandat. Cette loi exige d'elle un service universel au moins cinq jours par semaine. Ainsi, fait remarquer le secrétaire général de Presse Romande, Alfred Haas, « en décidant unilatéralement de ne pas fournir ses prestations telles qu'exigées par la loi, La Poste viole ses obligations à l'égard de ses utilisateurs. Elle s'expose par conséquent à des demandes de dommages et intérêts de la part d'éditeurs (ou d'utilisateurs) prétérités ». Selon nos informations, d'autres journaux que Le Courrier ont déjà prévu d'actionner la justice. Car, si elle bafoue la loi, la décision de La Poste viole également le contrat passé avec chaque éditeur. Nous tiendrons évidemment nos lecteurs au courant des mesures prises par leur journal. Nous vous invitons également à protester auprès des responsables (1).

Mais le plus grave préjudice n'est pas supporté par les journaux eux-mêmes. En prenant une mesure qui ne se justifie finalement que par le désir de «faire le pont » - comme le reconnaît le porte-parole de l'entreprise dans les colonnes de l'un de nos confrères - le Géant jaune met à mal une valeur fondamentale de la démocratie: la liberté de s'informer. La Poste prive la population genevoise et lausannoise de presse précisément dans une période où les journaux ont à jouer un rôle d'information très important: les citoyens genevois et vaudois ont le droit de savoir ce qui va se passer dans leur canton lors du sommet du G8. Les journaux sont également nécessaires à la paix publique: le manque d'information génère la peur, et la peur suscite la violence.

L'enjeu est bien celui-là: laissera-t-on La Poste se défausser de sa mission de service public. Le jaune dont s'habille aujourd'hui le Géant, c'est la couleur de la peur, de la honte et de la démission.

1 Les responsables de La Poste concernés par cette décision sont MM. Boesch et Hugentobler, adresses e-mail: boeschj(AT)post.ch et hugentoblera(AT)post.ch.


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