La contestation mondiale signe le retour du politique (24/05/2003)
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PROPOS RECUEILLIS PAR ANDRES ALLEMAND

Docteur en sciences politiques, Blaise Lempen travaille à Genève pour l'Agence télégraphique suisse (ATS) comme correspondant auprès de l'ONU et de l'OMC. Pour l'auteur de "La démocratie sans frontières" (L'Age d'Homme 2003), les mouvements contestataires manifestent surtout l'urgence de répondre à la globalisation néolibérale par une mondialisation de la politique.

- Qui sont les altermondialistes?

- Le pluriel s'impose. Il n'y a pas, en réalité, un mais des mouvements altermondialistes. On ne le dira jamais assez: il s'agit d'un foisonnement d'organisations indépendantes, qui communiquent entre elles sur l'internet en s'appuyant sur des réseaux d'information. Il n'y a pas de hiérarchie définie. En fonction de l'actualité (la guerre, un sommet, etc.) et de leur vocation (la cause spécifique que chacun défend), ces groupes se réunissent ou non lors de manifestations (OMC, FMI, G8) ou de forums (Porto Alegre, Florence).

On peut ainsi distinguer, parmi les altermondialistes, des "familles" qui se retrouvent naturellement autour de thèmes fédérateurs: sauvegarde de l'environnement (exemple: Greenpeace), droits de l'homme (Amnesty International, Human Rights Watch), développement (Déclaration de Berne), défense des agriculteurs (Confédération paysanne de José Bové, Via Campesina), etc. Bref: des intérêts à long terme, par opposition au temps des politiciens, dont l'horizon dépasse rarement la fin d'un mandat.

- Vous oubliez les manifestants sans étiquette, les contestataires occasionnels...

- Ils étaient nombreux lors des manifestations contre la guerre en Irak. Mais je ne crois pas qu'ils viendront en masse à Genève. Le dispositif policier est impressionnant. Beaucoup craignent les coups de matraque. Par ailleurs, la mobilisation s'annonce très faible parmi les Français, déjà obnubilés par les projets de réforme des retraites. Rien à voir, donc, avec la contestation massive exprimée en juillet 2001 à Gênes, notamment en raison de la très forte capacité de mobilisation des syndicats italiens.

- Et les casseurs?

- Parce que leur action est spectaculaire, les médias ont une tendance naturelle à ne montrer qu'eux. Or, il ne s'agit que de quelques anarcho-libertaires issus de l'extrême-gauche radicale, elle-même très marginale au sein de la nébuleuse altermondialiste. Par ailleurs, de simples délinquants profitent de l'occasion pour se défouler. Mais en fin de compte, il ne s'agit que de dégâts matériels. Et il est incontestable que dans leur immense majorité les manifestants sont non-violents.

Pourtant, on ne peut certainement pas dire que les leaders (ou plutôt les vedettes) de la nébuleuse condamnent toujours très vigoureusement la violence. Une ambiguité compréhensible sinon excusable. Une manifestation sans accroc n'obtiendra qu'une très faible couverture médiatique. Il suffit parfois d'une vitre brisée pour ameuter les télévisions. Paradoxalement, c'est ainsi que les altermondialistes ont acquis une image négative auprès de la population, alors même qu'ils défendent des causes souvent très populaires! A terme, cela peut leur être très dommageable.

- Que veulent les manifestants?

- Les manifestants contestent la légitimité même du G8, réunion des huits Etats les plus puissants. Ces derniers, conscients qu'ils donnent l'impression de vouloir court-circuiter l'ONU, assurent que les chefs d'Etat se rencontrent seulement pour échanger leurs vues sur les affaires mondiales et non pour prendre des décisions. Autre "club de riches" systématiquement fustigé par les altermondialistes: le Forum économique mondial de Davos.

A l'OMC et au FMI, on reproche surtout leur fonctionnement très "opaque". Négociations et décisions sont prises à huis clos, parfois en comité restreint. Imaginez que les citoyens (et les journalistes) soient exclus des séances d'un Parlement! Ce n'est pas un hasard si les Sommets de l'ONU n'ont jamais provoqué contre eux de grande manifestation: la société civile peut régulièrement prendre la parole au sein des Nations Unies, à travers la voix des ONG. De manière générale, ce qui frappe chez les altermondialistes, c'est cette aspiration à davantage de démocratie au plan international. Bornés dans leurs frontières nationales, les mouvements politiques plus classiques sont dépassés par la mondialisation économique.

- Pourtant, les revendications sont parfois contradictoires...

- C'est vrai. Par exemple, paysans du Nord et agriculteurs du Sud manifestent côte à côte, mais les premiers s'élèvent contre la diminution des subventions, tandis que les seconds dénoncent le verrouillage des marchés occidentaux. Cela dit, ils ont un point commun: tous demandent à être associés à des décisions déterminantes pour eux-mêmes et pour l'avenir de la planète. En politique classique, on appellerait ça un "engagement citoyen".

- Les altermondialistes veulent être associés aux décisions. Mais ont-ils une quelconque légitimité démocratique?

- En démocratie, il est toujours légitime d'exercer son droit à l'expression. Le problème, c'est plutôt la représentativité. Les altermondialistes ne pourront être pris pour interlocuteurs tant qu'ils refuseront de se constituer en coalition structurée, avec un système d'élection interne et un code de conduite.

- Vous proposez qu'un ou plusieurs Etats (pourquoi pas la Suisse) s'engagent en faveur d'un Forum mondial de la société civile (par exemple à Genève) avec droit de proposition auprès des grandes organisations gouvernementales. N'est-ce pas contre-nature pour les altermondialistes?

- Porto Alegre n'a pas débouché sur un modèle global alternatif. Je pense qu'au bout de la troisième édition, les 9000 ONG qui y participent commerceront à en avoir assez de la pure confrontation d'idées, sans réel pouvoir d'influence sur les décisions des Gouvernements. A quoi sert-il de répéter simplement année après année la liste des injustices mondiales? S'il existe un traité d'Ottawa contre les mines antipersonnel, c'est qu'une large coalition d'ONG a obtenu du Gouvernement canadien qu'il pousse la communauté internationale à agir. Il est temps d'institutionaliser le dialogue.


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