Mardi 19 Mai 1998

HUMEUR

La casse des journalistes

Genève, place Longemalle, lundi matin, 11h30. Une forte troupe de journalistes, bardés de caméras, d'appareils photos ou de leur bloc de notes s'agglutinent devant un immeuble commercial. Que se passe-t-il? L'Action mondiale des peuples (AMP) a convié la presse à une nouvelle action. Une vingtaine de militants, brandissant des pancartes et déversant des abats de boucherie dans la rue, s'indignent de la présence dans cet immeuble du siège administratif de "Lockheed Martin International", une grosse entreprise multinationale qui vend notamment des armes.

Trois jours plus tôt, ce "happening" n'aurait drainé qu'un ou deux journalistes de la presse locale. Pourquoi une telle démultiplication des soldats de l'information devant cette action symbolique? C'est qu'il y a eu une "émeute" entre-temps. Et si l'AMP n'est pas responsable des incidents intervenus dans la nuit du samedi au dimanche, c'est elle qui avait organisé la grande manifestation de l'après-midi contre l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Hier matin, les chefs de rédaction se sont sans doute dit que leur média ne pouvait manquer une éventuelle "suite en direct" de la casse. Tant pis pour eux! Ils en ont été pour les frais de déplacement de leur rédacteur: l'action s'est déroulée dans le calme.

Arrivés devant le bureau de "Lockheed", les militants de l'AMP se sont heurtés à une porte close. Ils ont délivré un discours accusateur sur le monde moderne où "des millions d'hommes, de femmes et d'enfants sont engloutis chaque année dans les naufrages sociaux et humains que constituent les guerres" tandis que "les marchands d'armes eux, légalement ou illégalement, mais toujours cyniquement, continuent de s'enrichir, grâce à la complicité de responsables des armées et des dirigeants des blocs militaires et principalement de l'OTAN".

Cette dénonciation publique n'a pas été du "grand spectacle". Peu de militants, peu de faits visuels, peu de violence. D'autres protestations pacifiques ont eu lieu pendant le week-end à travers le monde et hier encore à Genève. On peut être sûr qu'elles connaîtront un écho moindre dans les médias, si elles n'ont entraîné ni troubles ni casse.

Samedi, une phrase qui a échappé à la présentatrice du téléjournal de midi, sur la télévision suisse romande (TSR), était d'ailleurs significative. Après avoir traité du début de la manifestation contre l'OMC, elle a ajouté: "Si les manifestations dégénèrent, nous reprendrons l'antenne dans l'après-midi, pendant les pauses du match de hockey".

Si l'on doit reconnaître à la TSR qu'elle a traité avec équilibre les événements du week-end, sa politique d'information -similaire à celle de la plupart des journaux- a néanmoins éclaté au grand jour à travers ce "lapsus".

Comme l'ont souligné dimanche les représentants de l'AMP, à force de mettre en avant la violence et les débordements, non seulement on passe à côté des faits les plus pertinents, mais on appelle encore à la violence. A l'avenir, faudra-t-il un suicide en direct d'un militant désespéré pour qu'on continue à parler des désastres induits par l'économie mondiale?

Michael Roy


articles publiés dans Le Courrier - Mai 1998 | www.agp.org