Lundi 18 Mai 1998

Une manifestation pacifique se termine, et la violence prend le pas...

5000 manifestants font la fête à l'OMC

"Mondialisation, restructuration, fusion... Tout ça pour du pognon!" Plus de 5000 personnes1 sont venues manifester samedi à Genève leur opposition aux principes néolibéraux de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). A l'occasion de la réunion interministérielle de l'organisation qui commence aujourd'hui, l'Action mondiale des peuples (AMP) avait appelé à une grande manifestation pacifique.

Dès 14h, la place Neuve est comble. Des manifestants venus des quatre coins du monde se mélangent aux Genevois. Des banderoles affichent la motivation de chacun. Du "Non à la fusion hospitalière!" à la célèbre épigraphe de Karl Marx "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous!", il y en a pour tous les goûts. Les slogans des nombreuses associations et de certains partis de gauche jouxtent les devises imaginées par des particuliers. Une quarantaine d'autonomes masqués se tiennent derrière le tracteur supportant la sono. En guise de bienvenue, Sophie, une oratrice de l'AMP, insiste sur le caractère non-violent que doit prendre la manifestation. Elle dénonce en outre la rétention et l'expulsion "injustifiée" de gens venus manifester à Genève. "Pour la mondialisation du bonheur!", revendique une pancarte.

Lorsque le cortège s'ébranle, peu avant 15h, derrière la bannière de l'AMP, salsa et tam-tam résonnent. L'ambiance est festive. Les enfants défilent avec leurs parents. Certains sont assis à l'arrière d'une camionnette jaune. Les passants mi-amusés, mi-inquiets observent l'impressionnante foule humaine. Sur les traces des rails du tram, le cortège se dirige vers les rues Basses. Des tags, fustigeant la fusion des banques SBS et UBS, viennent "décorer" les stores baissés de la SBS. Les banques seront d'ailleurs les cibles de quelques manifestants isolés. En face de Confédération centre, l'UBS voit ses vitres et son contomat badigeonnés de peinture rose. Sur le sol un manifestant interroge: "Propriétaire(s) de la terre?"

En avant du cortège, un petit groupe de femmes entonnent des chants révolutionnaires. En français, espagnol et italiens, le choeur de "Droits devant!!", venu de France, chante les luttes d'antan et d'aujourd'hui. "Que tous ces décideurs/Qui veulent notre malheur/Sachent que dans l'monde entier/On résist' par milliers." Petit clin d'oil, sur l'air de "La mère Michel", aux 150 manifestations annoncées sur les cinq continents.

L'AGRICULTURE EPINGLÉE

Suivant l'itinéraire annoncé, après les rues basses, les manifestants traversent le pont du Mt-Blanc, puis montent la rue des Alpes. Rue de Lausanne, à la hauteur du Mac Donald, des pierres sont projetées sur la vitrine, qui vole en éclat. Le service d'ordre de l'AMP intervient, quelques sifflements dans la foule marquent une certaine désapprobation, et le cortège continue jusqu'aux barricades, en vue de l'OMC.

Il est environ 17h. Derrière les barrières, la police guette. D'un balcon et du toit, des policiers munis de gigantesques téléobjectifs mitraillent les participants. Quelques pierres sont jetées sur les forces de l'ordre, mais très vite l'attention se porte sur les discours de militants venus d'Inde, du Pérou, d'Argentine, du Chiapas et autres pays du Sud. Tous dénoncent les conséquences de la mondialisation sur les populations. Le volet agro-alimentaire est particulièrement épinglé. "L'agriculture n'est pas négociable. L'OMC n'a aucune légitimité. Nous voulons une agriculture de qualité et qui peuple nos villages", tance le représentant portugais de "Via campesina". Puis, en vue d'éviter toute confrontation avec la police, la fête se déplace sur le carrefour avec l'avenue de France. Hormis une voiture renversée par certains individus restés en dehors du cortège, la manifestation se poursuit dans une ambiance bon enfant: pique-nique, musique et feux d'artifice vers 22h30. Après avoir tout nettoyé, toujours en musique, le cortège se rend sur la place des XXII-cantons, oò un représentant de l'AMP remercie les participants restants et dissout officiellement la manifestation. Une fête techno prend le relais de la fête de la journée. Vingt minutes après, les heurts interrompent tout.

Sophie Malka

15000 selon la police et 8000 selon les organisateurs.

Les manifestants ont été stoppés devant le parc Mon Repos. J.-L. Planté

Des contrecoups regrettés par l'AMP

"Immédiatement après la dissolution de la manifestation, vers 23h30, des petits commerces, du matériel public et de l'équipement appartenant à des personnes ayant participé à la manifestation ont été endommagés. Ces actes n'ont apparemment pas de relation avec ses objectifs. Leur signification nous échappe actuellement." Le communiqué du comité genevois de l'Action mondiale des peuples (AMP) exprime bien le désarroi des organisateurs de la manifestation de samedi. Alors qu'ils avaient bien contrôlé les choses jusqu'à la clôture officielle des événements, les "afters" nocturnes ont dégénéré en une "émeute", d'après le terme de la police.

Que s'est-il donc passé? Selon les versions croisées de plusieurs témoins, une fois la manifestation dissoute, des centaines de personnes n'ont pas souhaité interrompre si tôt une "soirée de rue festive et conviviale". Sur la place des XXIIcantons, l'ambiance était "non pas chaude mais chaleureuse" et la sono crachait encore toutes ses décibels. Un groupe s'est alors prêté à une séance de "théâtre expérimental": une voiture, achetée à la démolition et amenée sur place, a été détruite à coups de massue. Puis, on y a mis le feu.

C'est là que tout s'est gâté. L'intervention des pompiers semble avoir été entravée, la police s'est ébranlée et des jeunes cagoulés ont commencé à déterrer des pavés dans le parc de l'Eglise de Notre Dame. Affolée, la foule a détalé vers la place de Plainpalais oò se trouvait le "camping" des manifestants venus de l'étranger.

C'est notamment durant cette débandade que nombreux petits commerces ont été saccagés, voire pillés par les casseurs. Combien étaient-ils? "Au début, pas plus d'une cinquantaine", assurent la plupart des fêtards-manifestants pacifiques. C'est à Plainpalais que tout s'est compliqué. Les casseurs se mêlant aux "campeurs" pour s'y dissimuler, les premiers ont continué leurs provocations et leurs déprédations dans les rues environnantes. L'occasion faisant le larron, "des ados très jeunes en sortie du samedi soir dans le quartier se sont joints à eux par goût du défi". Aux bout de plusieurs heures de ce petit jeu, la police -hélicoptère à l'appui et forte de plusieurs d'hommes- a tiré une pluie de gaz lacrymogènes pour évacuer le "camping". Quatre policiers et un manifestants ont été blessés, selon les forces de l'ordre. Et une vingtaine de personnes ont été interpellées.

La majorité d'entre elles proviennent "de l'extérieur du canton (Suisse Alémanique, france, Italie notamment)", précise un communiqué du Conseil d'Etat: "Le gouvernement rappelle fermement que si la liberté d'expression doit être garantie -raison pour laquelle la manifestation de samedi-après midi a été autorisée- le désordre et les atteintes portées aux personnes et aux biens ne peuvent être tolérées."

Si le Conseil d'Etat admet que c'est bien "quelques heures après la dipersion du cortège" de l'après-midi que les gros débordements ont eu lieu, il ne semble guère faire de distinction entre la majorité des manifestants pacifiques en soirée et le groupe de casseurs. Gérard Ramseyer, chef du Département de justice et police, a d'ailleurs mis en cause, à la télévision suisse romande, "l'écrasante responsabilité" des organisateurs qui mettent sur pied des manifestations dont ils n'arrivent pas à contrôler les contrecoups.

Une responsabilité que refuse absolument d'endosser l'AMP. Hier, lors d'une conférence de presse, la porte-parole du comité internationale de l'AMP a déclaré: "Nous déplorons vivement les faits de dommages à la propriété publique et aux petits commerces qui ont eu lieu la nuit dernière." Et de souligner qu'elle-même et les autres délégués étaient venus pour "faire entendre la voix de millions de personnes qui sont marginalisées et punies" par les politiques néolibérales qui régissent le monde. Les débordements de la nuit étaient regrettables, mais indépendants de leur responsabilité et finalement pas si "dramatiques" à l'aune des misères des pays du Sud. Michael Roy

Lors du défilé de l'après-midi, les vitrines saccagées étaient ciblées. J.-L. Planté


articles publiés dans Le Courrier - Mai 1998 | www.agp.org