TRANSNATIONALISATION

Quand libéralisation équivaut à concentration de richesse

Quels sont les liens entre les exigences de rentabilisation des sociétés transnationales et l'Organisation mondiale du commerce (OMC)?

Quelle relation existe entre les formes actuelles de développement du capitalisme à l'échelle internationale et des institutions transnationales proto-étatiques comme l'OMC?

Un élément de réponse nous est offert par l'actualité. Mi-janvier, la direction de Novartis -le géant pharmaceutique issu de la fusion entre Ciba-Geigy et Sandoz- annonce que 35 de ses unités de fabrication sur les 62, dans le monde, seront fermées; cela à l'horizon 2002. Le 14 janvier 1998, le quotidien financier brésilien, Gazeta Mercantil, explique: "Jusqu'à un passé récent, divers pays exigeaient qu'une firme pharmaceutique installe une usine de production sur leur territoire. Mais, maintenant, avec les accords de libéralisation de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), cela n'est plus nécessaire."

Ainsi, en 2002, en Amérique du Sud, sur les onze fabriques du groupe, il n'en restera que trois. Mark Hill, le porte-parole de Novartis, souligne que le seuil de rentabilité des investissements a été fixé très haut, lors de la mégafusion. Donc, rien ne justifie l'existence de certaines usines.

Est-ce clair? Les Accords de Marrakech du 15 avril 1994 -qui instituent l'OMC- doivent permettre à une grande multinationale, comme Novartis, de développer une stratégie transnationale de vente, d'investissement, de fabrication, de recherche et développement, de marketing, d'emploi. Et cela à partir d'une contrainte: la rentabilisation maximale de ses investissements "globaux".

Les gouvernements d'Amérique du Sud n'ont pas à émettre d'exigences sur la localisation des sites de production. Et encore moins de décisions, "dictatoriales" par définition, sur une priorité de production dans le domaine des médicaments...

POUVOIR TRÈS CONCENTRÉ

Deux semaines plus tard, la presse annonce la possible naissance d'un nouveau colosse pharmaceutique, grâce à l'union les britanniques Glaxo-Wellcome et SmithKline Beecham. Un mariage entre les numéros deux et neuf de la branche, qui chacun domine dans certaines spécialités. Si cette fusion s'opère, des décisions analogues à celles de Novartis seront prises.

Conclusion: la libéralisation maximale des échanges mondiaux -"réglementée" dans le cadre de l'OMC- répond aux besoins de rentabilisation de ces sociétés transnationales (STN). Les modalités d'arbitrage juridique qui en assurent l'application lors de désaccords entre firmes et pays illustrent cette fonction.

Ces STN sont la forme concrète qu'ont prise la concentration et la centralisation du capital. Ces termes signifient qu'un volume de capital productif, de plus-value et d'actifs financiers, sans cesse plus grand, se trouve placé entre les mains d'un nombre toujours plus restreint de firmes.

Ce processus se développe dans tous les secteurs. Exemples récents: les ordinateurs, avec la fusion entre Compaq et Digital (DEC); les banques, avec l'UBS-SBS en Suisse, ou la Bayerische Vereinbank et l'Hypo-Bank, en Allemagne; les assurances, avec le rachat des AGF (France) par l'allemande Allianz.

Dès lors, rien de surprenant à ce que le 12 décembre 1997, dans le cadre de l'OMC, ait été adoptée la libéralisation complète des services financiers. Elle permet aux banques et aux assurances, de concert, d'intervenir dans tous les pays ainsi que dans tous les segments du marché. Elles vont ainsi s'occuper de très près des "réformes" (privatisation) des systèmes de sécurité sociale. Un fabuleux trésor leur est offert: celui des fonds de pension (le IIe pilier, selon le vocable helvétique).

Les banques et autres organismes financiers pourront prêter, sans contrôle réel, à des "pays émergents" -plus exactement à quelques grands capitalistes de ces pays- qui "tirent l'économie mondiale", selon la formule usuelle des commandeurs de l'économie... avant la "crise asiatique".

Ces concentration et centralisation croissantes du capital dans toutes les branches de l'économie mondiale impliquent qu'un processus analogue se développe dans les diverses sphères du pouvoir. "Il ne peut y avoir d'égalité entre inégaux", affirmait Gandhi. Dans l'OMC, il en va de même. Ce sont les STN, parfois directement ou avec l'aide de "leur" Etat, qui dictent les règles du jeu. Elles peuvent s'adjoindre des partenaires juniors, issus des classes dominantes des pays de la "périphérie", à qui est allouée une participation à la répartition du trésor.

Mais le pouvoir stratégique mondial sur l'accumulation de richesse reste aux mains d'une minorité de grands "acteurs économiques" implantés dans les pays de l'OCDE.

DE LA DETTE AUX IDE

Cette vague de libéralisation -c'est-à-dire de suppression des règles prescrivant une timide prise en compte de la "souveraineté" d'un pays et d'une répartition de la "valeur ajoutée" moins défavorable pour les salarié(e)s- n'a pu prendre son essor qu'en infligeant, par étapes, des reculs sociaux aux diverses couches populaires. Cela s'est effectué à l'échelle de la planète.

La relance du chômage dans les pays de l'OCDE a été un instrument décisif de la reconstruction d'une "armée de réserve industrielle mondiale" de sans-emploi. Elle est utilisée comme un bras de levier afin de démanteler la législation sociale, les services publics, le "droit" du travail... L'évolution du salaire minimum au Brésil (voir graphique) en est l'illustration. On remarque l'infléchissement qui intervient en 1983, date à laquelle éclate la crise de la dette du "tiers monde".

En effet, lors des années 70, quand les économies de l'OCDE commençaient à marquer le pas, des prêts massifs furent effectués par les banques impérialistes à des pays d'Amérique latine ou d'Asie. Ces banques recyclaient ainsi les pétrodollars (résultat de la hausse du prix du pétrole). En ouvrant des lignes de crédits aux "pays en développement", les banques offraient des débouchés aux firmes du premier monde qui pouvaient y accroître leurs exportations.

Le retournement visible s'effectua en 1982. Le Mexique ne pouvait plus alors honorer le service (intérêts et remboursement) de sa dette. Les pays endettés ont été ajustés, par le FMI, aux besoins des économies de l'OCDE. Des dizaines de milliards de dollars, prélevés sur le travail des couches les plus défavorisées, ont passé dans les coffres des banques impérialistes. Les diverses barrières protectionnistes ont été brisées; le cortège des privatisations des grandes entreprises publiques a démarré; les salaires ont été comprimés; les dépenses sociales écrasées.

Début des années 90, "la crise de la dette" était résolue pour les banques. Les conditions étaient mûres pour que les STN puissent affirmer une nouvelle emprise, plus directe, sur tous les secteurs économiques des grands pays de l'Amérique du Sud et de l'Asie.

DES DROITS POUR LES STN

La vague des Investissements directs à l'étranger (IDE) traduit cette "recolonisation". Les IDE sont des investissements qui permettent la prise de contrôle de firmes étrangères. Ces dernières s'insèrent dans des réseaux de production pilotés à l'échelle mondiale par les STN. Et celles-ci achètent à bas prix des entreprises de pays de la périphérie; elles prennent possession de secteurs privatisés (de la sidérurgie aux télécommunications); elles opèrent des fusions-rachats; elles vendent leur technologie, etc.

L'essentiel des IDE s'effectue au sein des pays de l'OCDE. Toutefois, entre 1988 et 1996, la part des IDE qui se dirigent vers les grands pays d'Amérique du Sud et vers l'Asie (Chine en priorité, mais aussi les "tigres" asiatiques) passe de quelque 4% à 10% du total mondial.

Dans ce cadre, les STN doivent disposer du droit: de produire où elles le veulent, ce qu'elles veulent; de s'approvisionner en matières premières et produits intermédiaires là où elles le décident; de ne pas rencontrer d'obstacles pour écarter des concurrents locaux sur les marchés où elles entrent; de ne pas se heurter à des secteurs protégés (public ou privé). Une part importante du commerce mondial (plus de 33%) va s'effectuer au sein même des STN, entre filiales et maison mère...

Les règles édictées par l'OMC ont pour objectif de faciliter cette mondialisation marchande, productive et financière. Parler de marché libre relève donc d'un doux euphémisme.

CRISE DE SURPRODUCTION

Le graphique intitulé "Investissements domestiques et IDE" montre que, au cours des quinze dernières années, l'essor des IDE, sous la houlette des STN, est fort, alors que l'investissement domestique à l'échelle mondiale est faible.

Cela traduit la recherche de la rentabilité maximale à partir d'une stratégie économique internationale. Mais cette quête s'effectue dans un contexte où les capacités de production installées dans les branches industrielles (de l'automobile à l'informatique) dépassent de loin la demande solvable d'ensemble.

C'est le résultat logique des politiques d'austérité visant les salaires et les dépenses publiques. Elles ne peuvent que déboucher sur la compression de la consommation des ménages, qui représente une part importante de la demande finale. Dès lors, les profits peuvent certes relever la tête. Mais il sera difficile d'écouler un volume de biens correspondant aux capacités de production installées. D'autant plus que la guerre concurrentielle stimule des investissements coup de poker. On l'a vu avec les firmes coréennes, japonaises ou américaines dans l'automobile.

Dans ce climat de surproduction relative, il faut gagner des parts de marché. Pour cette raison, les rachats et fusions de firmes se multiplient. Et, afin de repousser les frontières de la demande, les intermédiaires financiers (banques et entreprises) stimulent l'endettement des ménages, de firmes (en Asie par exemple) et des États. Cet endettement permet l'enrichissement de ceux qui ramassent les intérêts réels (inflation déduite) élevés des obligations (part d'un prêt).

RACHAT DE "TIGRES"

La "crise asiatique" révèle une facette de cette crise structurelle du capitalisme. Les "tigres" d'Asie ont été drogués aux IDE et aux prêts des diverses institutions financières. Ces pays fournissent, en effet, de nouveaux débouchés. De plus, ils représentent une plate-forme pour produire, avec plus de profits, certains biens exportés sur les marchés de l'OCDE.

Une série de difficultés -prévisibles, comme le prouvent les Trade and Development Reports de la CNUCED, en 1995 et 1996- devaient surgir. Ces pays exportent. Toutefois, ils doivent acheter des biens plus chers que ceux qu'ils exportent. Et les surcapacités de production à l'échelle mondiale font chuter les prix des produits qui constituent une part importante de leurs exportations: électronique, acier, automobile... En outre, une fraction des capitaux s'y déversant attendent des gains à court terme, qu'ils encaissent, par exemple, lors de l'entrée en bourse d'une société; puis, ils se retirent, etc. La crise déflationniste (chute des prix des biens, des immeubles, baisse de la production) ne pouvait qu'exploser, avec des faillites en chaîne.

Elle va offrir à des STN une occasion rêvée de rachat d'entreprises, de banques, d'assurances dans les pays asiatiques. La conclusion est clairement donnée, début février, par Jeffrey Garten, ancien sous-secrétaire d'État au commerce des États-Unis: "On se trouvera dans une Asie dans laquelle les firmes américaines auront une pénétration beaucoup plus profonde, un accès beaucoup plus grand."

De la Corée du Sud à la Thaïlande, en passant par le Japon, l'OMC -de même que le futur Accord multilatéral sur les investissements (AMI)- va faciliter cette redistribution de la richesse avant tout en faveur des STN américaines.

Simultanément, le coût social de cette crise va se solder par des millions de licenciements. Dans les pays de l'OCDE, les employeurs vont utiliser la menace de la "concurrence asiatique", qu'ils contrôlent, pour justifier leur attaque renouvelée contre les salaires. Libéralisation et coût social se conjuguent.

Charles-André Udry


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