ANALYSE

Des îlots de prospérité au milieu d'un océan de misère

Deux chercheurs ont récemment publié une histoire des agricultures du monde. Extrait de leurs conclusions 1.

"(...) Le rapport de productivité du travail entre l'agriculture manuelle la moins productive du monde et l'agriculture motorisée et mécanisée la plus productive a cinquantuplé, passant de 1 contre 10 au début du siècle à environ 1 contre 500 aujourd'hui.

"(...) Or le système agricole et alimentaire mondial, composé de sous-systèmes régionaux relativement spécialisés, concurrents et très inégalement performants, se développe de manière contradictoire et divergente: d'un côté un nombre réduit d'exploitations et de régions du monde accumulent toujours plus de capital, concentrent les cultures et les élevages les plus productifs et conquièrent sans cesse de nouvelles parts de marché; d'un autre côté, des régions très étendues et la majorité de la paysannerie du monde s'enfoncent dans la crise et dans l'indigence, jusqu'à l'exclusion. D'un côté, une agriculture qui peut pécher par excès de moyens, d'un autre côté, une agriculture qui, faute de moyens, ne renouvelle pas la fertilité des milieux qu'elle exploite.

"Cette colossale distorsion du système agricole et alimentaire mondial est à la base des énormes inégalités de revenu et de développement qui existent entre les pays. Et si par malheur on laissait le monde dériver selon une loi de développement aussi violemment contradictoire, il serait à craindre que le monde à venir ressemble plus à un archipel d'îlots de prospérité, bien gardés, dispersés dans un océan de misère, qu'à un univers de prospérité conquérante, résorbant l'une après l'autre les poches résiduelles de pauvreté.

"La crise de la paysannerie sous-équipée et peu performante, de loin la plus nombreuse, est à l'origine de la marée montante de pauvreté rurale et urbaine qui rend impossible le développement des pays agricoles pauvres. Cette pauvreté de masse, autrement dit cette insolvabilité des besoins qui affecte plus de la moitié de l'humanité, est à l'origine de l'insuffisance manifeste de la demande solvable mondiale, du ralentissement de la croissance économique et de la remontée du chômage et de la pauvreté jusqu'au cœur des pays développés eux-mêmes.

SPÉCULATIONS FOISONNANTES

"Du coup, les capitaux en mal de placement rentable s'orientent de plus en plus vers des spéculations foisonnantes, vers des modernisations réductrices d'emploi et vers des délocalisations réductrices de revenu qui ne font qu'aggraver la crise générale, avec son cortège de misère, de désespoir et de délinquance, de trafics, de corruption et de guerres.

"Si on veut réellement sortir de la crise générale contemporaine et construire ce monde de plein emploi, de prospérité durable, étendue et équitablement partagée, auquel la très grande majorité des habitants de la planète aspirent et dont tout un chacun tirerait avantage, matériellement et moralement, il faut créer les conditions d'un réel développement de l'économie paysanne sous-équipée et d'une accumulation de capital productif de longue haleine dans les pays pauvres. Pour ce faire, il faut s'attaquer aux racines du mal, c'est-à-dire aux énormes inégalités de revenu qui résultent de la mise en concurrence sans précaution, des héritages agraires les plus inégaux.

"Ces inégalités de revenu et de développement resteront insurmontables tant que l'on n'aura pas organisé un système monétaire, financier et d'échanges mondial beaucoup plus équitable, corrigeant autant que de besoin, et aussi longtemps que nécessaire, les lourdes inégalités de productivité héritées de l'histoire et de la géographie (...)"

Maecel Mazoyer et Laurence Roudari, Histoire des agricultures du monde, Seuil, Paris, 1997, 534 p.


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