TÉMOIGNAGE

"Le bien-être des plus faibles devrait définir la force d'une communauté"

Paul Jubin, ancien secrétaire général de Frères sans frontières, plaide pour que les Églises redonnent un souffle de liberté aux hommes, au vu de son expérience dans le tiers monde.

Lors de mes voyages, j'ai pu me rendre compte de l'influence de l'ultra-libéralisme sur la qualité de vie des populations. En voici quelques exemples. Aux Philippines, j'ai découvert que les meilleures zones agricoles avaient été accaparées par les multinationales pour les produits d'exportation (ananas, canne à sucre, caoutchouc, etc.) et que les paysans de ces zones avaient dû se retirer et vivre sur des terrains arides, voire sur des collines pierreuses. La plupart des pays africains ont été organisés par les puissances colonisatrices en fonction des besoins des métropoles et non des populations locales ; après l'indépendance, ces liens profonds n'ont pu être coupés et un colonialisme subtil se poursuit avec les armes économiques et financières.

En Amérique latine, j'ai assisté, à Recife (Brésil), à une manifestation de 20 000 membres des organisations populaires protestant contre les mesures impératives du Fonds monétaire international entraînant pauvreté voire misère dans les couches défavorisées. J'ai rencontré le Père Freddy Kunz, un Suisse actif dans les communautés chrétiennes de base, luttant avec succès dans le Nordeste brésilien contre la mainmise de Coca-Cola: un boycott général s'en suivit, maintenant ainsi la production et la consommation des jus de fruits locaux au grand dam de la multinationale américaine.

AU MÉPRIS DE LA JUSTICE

Lutter pour une économie plus juste n'implique pas un combat ici, en Occident, et un autre là-bas, dans le tiers monde: nous sommes confrontés à un même défi à l'échelle planétaire. L'économie dominante, emmenée par la locomotive américaine, se mondialise. Elle exige une soumission inconditionnelle à ses lois, au mépris des aspirations des êtres humains à la justice. Elle ignore les chômeurs, les marginalisés, les faibles, les rejetés. Elle choisit les plus rentables et en fait ses instruments pour mieux accaparer le pouvoir économique, augmentant le nombre des exclus.

Or la force d'une communauté devrait pouvoir se mesurer au bien-être des plus faibles. Les restructurations récentes en Suisse (Cardinal, Novartis, Swissair, UBS-SBS et d'autres) entraînent un gâchis humain à travers des licenciements massifs. Les porteurs d'actions se frottent les mains, car l'économie, au lieu d'être au service de l'homme, est devenue servante du dieu capital et de ses saints actionnaires. En tant que chrétiens, je suis appelé à un devoir de résistance! Non aux décisions prises au sommet par quelques individus sans consultation aucune, même dans les sociétés transnationales. Non au financement des restructurations financées par les contribuables et les consommateurs. Non aux travailleurs interdits de syndicat, souvent par des moyens subtils. Non aux protections des fortunes, alors que les gains sur capitaux devraient être imposés, de même que tous les gains sur les spéculations et les produits dérivés. Non à cette globalisation qui fait perdre leur identité aux nations, aux communautés: elle est un crime contre la fraternité humaine. La révolte des chômeurs en France et en Allemagne commence d'ailleurs de déstabiliser les forces du pouvoir: cette action massive et inattendue me paraît le début d'une rébellion collective puissante, propre à contrebalancer les forces aveugles de l'argent.

Ici et dans les pays du Sud, mon engagement vise à investir, avec ceux qui veulent un partenariat social réel, une démocratie participative; vise à dépasser le climat de peur et de résignation en créant une dynamique positive. Cela suppose que je me secoue comme consommateur, comme citoyen, comme membre de groupements! Cela conforte ma lutte contre la tendance à l'égocentrisme que je sens en moi, contre ma tendance à ne pas communiquer, contre mon penchant pour la solitude. Cela m'incite à favoriser les aspirations des jeunes et des laissés-pour-compte, les grands perdants de la mondialisation. Cela m'incite à soutenir le tissu associatif, les institutions et les mouvements des syndicalistes, des militants des droits de l'homme, des militants pour un développement solidaire, sinon l'avidité, l'inégalité, l'intolérance et la violence gagneront du terrain. En bref, face à une invasion du profit maximum recherché par une minorité au détriment des autres, plaider à temps et à contretemps pour une exigence éthique.

DES ÉGLISES PLUS CRITIQUES

Sporadiquement, les organisations chrétiennes spécialisées délivrent des messages: centres d'éthique sociale, Justice et Paix, Pax Christi, etc. Toutefois, la voix des autorités ecclésiastiques me paraît timide, comme si elle craignait de blesser les forces du pouvoir. Or, fondamentalement, dans sa vie et sa Bonne Nouvelle, le Christ dit non à la puissance, à l'avidité, à l'orgueil. J'attends que les Eglises chrétiennes locales (et non seulement le pape ou le Conseil oecuménique des Églises) abordent la vie économique et sociale de manière plus critique, à partir d'un choix évangélique et prophétique. J'attends surtout une analyse sans complaisance du marché et du rôle de l'argent, des multinationales et des marchands sans scrupules, de la recherche d'hégémonie sans égard pour les chômeurs et autres rejetés, du pillage et de l'utilisation abusive des pauvres. J'attends que ces dimensions soient intégrées dans les liturgies, dans la supplication.

Je reste obsédé par la situation des êtres formant les trois quarts du globe, rongés par la misère, le racisme, la guerre, la famine, le sous-développement. Je souhaite que les Églises redonnent un souffle de liberté, voire de libération aux hommes. Afin qu'ils retrouvent la force de la Résurrection.

Paul Jubin,

ancien secrétaire général de Frères sans frontières, ex-responsable du Service des projets de développement de l'Action de Carême à Lucerne.

Les titres et intertitres sont de la rédaction

 

"Je reste obsédé par la situation des êtres formant les trois quarts du globe rongés par la misère, le racisme, la guerre, la famine, le sous-développement." Y. Muriset