TOILE DE FOND

Malgré la libéralisation, l'écart se creuse partout entre riches et pauvres

En dépit des bienfaits attribués par l'OMC à la libéralisation, l'écart se creuse entre les plus riches et les plus pauvres. Pourquoi? Le professeur François Chesnais livre sa réponse.

Plutôt que de discourir abstraitement sur les bienfaits ou les méfaits de la libéralisation des échanges, il faut partir de quelques données précises. La première est fournie par une figure publiée par l'OMC dans son rapport de 1995 sur l'évolution respective, par grandes périodes, des échanges et de la production. Sur l'arrière-fond d'un déclin régulier du taux de croissance de la production mondiale, on constate que c'est au moment où triomphent la libéralisation et la déréglementation des échanges, de même que ceux de l'investissement direct et de la finance, que le taux de croissance de la production mondiale tombe à son niveau le plus bas depuis 1950.

Entre 1974-1994 et 1984-1994, le ratio du taux de croissance des échanges à celui de la production passe de 1,2% à 2,8%. Pourquoi? Parce que le commerce augmente certes, mais surtout parce que le taux de croissance annuel moyen de la production mondiale tombe à 2%. Nous sommes donc en présence de ce que les économistes appellent, dans leur jargon, "une relation perverse". Il faut donc l'interpréter.

2/3 DU COMMERCE MONDIAL

Une donnée essentielle nous est livrée par les rapports de la CNUCED sur l'investissement direct et les sociétés transnationales (STN). Deux tiers du commerce mondial s'effectuent à l'initiative et sous le contrôle des STN. Le premier tiers résulte des exportations et des importations faites par les entreprises constitutives des STN, tandis qu'un deuxième tiers se déroule carrément à l'intérieur du marché international privé de groupes que les STN se construisent. Il prend la forme d'échanges dits en "intra-groupe", entre filiales d'une même société situées dans des pays différents ou filiales et maison-mère.

Ces échanges ne sont pas "libres", mais hautement planifiés. Ils ne s'effectuent pas sur le "marché", mais dans un espace privé moyennant des "prix de transfert" fixés notamment de façon à échapper autant que possible à l'impôt. Les premiers et plus importants bénéficiaires de la libéralisation et la déréglementation des échanges ont été les STN. Elles en ont profité pour réorganiser et restructurer leurs opérations, modifier la tâche de leurs filiales dans les différents pays, fermer des usines pour approvisionner les marchés locaux à partir d'autres pays. Ce faisant, il y aura effectivement eu une croissance des échanges, mais surtout une restructuration de la production à l'échelle mondiale. Les coûts auront été réduits et l'emploi également, avec la répercussion qui en découle sur le pouvoir d'achat. De sorte que l'offre aura encore plus de difficultés à trouver des débouchés et que l'on se trouvera en présence de ce mal chronique caractéristique du système capitaliste, à savoir la surproduction au milieu d'une société dont les couches modestes souffrent, dans la plupart des pays pris individuellement, d'un manque d'accès aux biens de première nécessité.

Confrontées à une économie engagée dans un processus de contraction et à une demande insuffisante, les STN réagiront soit en rachetant des entreprises plus petites, soit en fusionnant entre géants. Elles sauvegarderont ainsi leur taux de profit et elle accroîtront encore leur pouvoir économique et politique déjà élevé, mais elles pousseront l'économie mondiale encore plus dans un processus cumulatif à caractère dépressif.

D'autre mécanismes encore permettent de comprendre le divorce entre le dynamisme (tout relatif d'ailleurs) du commerce et la stagnation de la production mondiale. Le plus pervers est la mise en concurrence directe, à la suite de la libéralisation des échanges, d'économies ayant des niveaux de productivité totalement distincts. Si l'ouverture graduelle et contrôlée des échanges entre des économies ayant à peu près le même niveau de développement peut avoir initialement des effets positifs en matière de production et d'emploi (ce fut le cas pour la CEE pendant toute une période), l'ouverture rapide et totale des échanges entre économies de niveaux de développement très différents n'aboutit qu'à la destruction des capacités productives dans les pays le plus faibles.

EXEMPLE MEXICAIN

C'est précisément ce qui s'est passé pour l'industrie, mais aussi pour l'agriculture mexicaine, à la suite de la libéralisation et de la déréglementation exigée par la mise en œuvre de l'Alena. Ce modèle tant célébré par l'OMC a plongé le Mexique dans une spirale de recul de la production, de déchirure du tissu productif et du tissu social et de montée vertigineuse du chômage et de la pauvreté. Les exportations industrielles et agricoles américaines ont augmenté. Le nord du Mexique est devenue une zone annexe de production en sous-traitance pour les STN américaines et japonaises. Il y a bien eu croissance des échanges, mais au prix d'une crise très grave en 1995, dont les marchés financiers se sont relevés, mais pas la population du Mexique.

La stratégie suivie par l'OMC ne peut pas être dissociée d'une situation dans laquelle les pays ou zones économiques les plus fortes du système mondial -ceux dans lesquels la religion du productivisme et de la compétitivité à tous prix a été pratiquée le plus intensément- sont dotés d'une industrie, mais aussi d'une agriculture en situation de surproduction chronique. Les trois quarts des échanges mondiaux sont faits entre ces pays. Ils se livrent une concurrence féroce entre eux et ils s'exigent mutuellement des concessions commerciales, mais cela ne leur suffit pas. Il faut encore qu'ils ruinent par une concurrence inégale l'industrie et l'agriculture dans l'ensemble de l'économie mondiale.

EFFETS DE LA SOUS-TRAITANCE

Disons un mot enfin des effets de la sous-traitance industrielle internationale organisée par de grands donneurs d'ordre des pays avancés en direction de petites et moyennes entreprises, à bas ou très bas coûts salariaux, situées dans le tiers monde ou dans les pays de l'est de l'Europe. Il peut s'agir d'industriels comme Nike ou de grandes chaînes de biens de consommation courante (confection, mobilier, équipement de sport, etc.). Leurs commandes sont créatrices d'importants courants d'échanges qui ont deux particularités. Ils ne sont pas créateurs d'effets d'entraînement industriels pour la bonne raison qu'ils sont fondés sur un mécanisme dans lequel les travailleurs sont exploités férocement par l'employeur local. Celui-ci est lui-même soumis à des conditions contractuelles qui opèrent un partage de la valeur si totalement en faveur du donneur d'ordre qu'il ne peut pas investir.

Les échanges nés de la sous-traitance peuvent disparaître aussi vite qu'ils sont nés. Il suffit qu'il y ait une surévaluation de la monnaie locale ou une légère hausse des salaires pour que les donneurs d'ordre retirent leurs commandes et les place ailleurs. Il y a commerce peut-être, mais ni durée des échanges, ni justice sociale, ni développement.

DRÔLE D'AMI MÉCONNU

Tels sont certains des effets économiques de cette "liberté des échanges" que l'OMC voudrait étendre à l'investissement direct dans le cadre de l'Accord multilatéral sur l'investissement (A.M.I.) en négociation actuellement à l'OCDE. C'est en termes lyriques que le directeur général de l'OMC, M. Renato Ruggiero, a décrit l'A.M.I., expliquant qu'il ne s'agissait ni plus ni moins que de poursuivre après Marrakech la tâche exaltante "d'écrire la constitution d'une économie mondiale unique". Le secret avec lequel cette "constitution" est rédigée, dans le dos des nations et de leurs représentations parlementaires, a été dénoncé ici même par Olivier de Marcellus (voir Le Courrier du 26 janvier 98). Ce que j'ai cherché à donner, c'est une démonstration de l'impasse économique sociale dramatique vers laquelle conduit le modèle économique qui la fonde.

François Chesnais,

professeur à l'Université de Paris XIII et auteur de La mondialisation du capital, Editions Syros, 1997


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